Bandô Tamasaburô danse le jiuta à Paris (2/2)
Ce billet constitue la seconde partie de mon précédent article. Je tiens une fois de plus à remercier Marie-Noëlle Robert et le service des relations publiques du Théâtre du Châtelet de m'avoir permis d'utiliser certaines des photographies qui illustrent cet article.
Bandô Tamasaburô s'est livré à trois solos (« soli », si vous insistez!) d'une vingtaine de minutes chacun. Si vous êtes friands de théâtre japonais, vous n'aurez aucune peine à saisir les références littéraires de ces pièces. Toutefois, elles étaient déclinées à la douce façon du jiuta, ce qui leur donnait une fraîcheur et une saveur toutes particulières.
「雪」 - Yuki : La Neige
Voici une des pièces les plus représentatives du jiuta, que les habitués de la Maison de la Culture du Japon auront vu mise en scène par la danseuse En Kanzaki il y a deux ans. Cette chanson est l’œuvre de Kôtô Minezaki et s'inspire de l'histoire d'une geisha d'Osaka du nom de Soseki. Cette dernière, trahie par son amant, avait choisi de se faire nonne. Yuki nous conte le sentiment de solitude éprouvé par Soseki après avoir pris sa résolution. L'état d'esprit calme de la nonne laisse place au froid et à la douleur alors que l'image de son amant vient la tourmenter par une nuit de neige.
L'affiche du spectacle, avec le costume de Yuki (crédits photo: Kishin Shinoyama)
Difficile pour le cœur du spectateur de ne pas se troubler à l'écoute des sons plaintifs du shamisen. Les gestes contenus et évocateurs de Tamasaburô exprimaient toute la mélancolie de cette nuit enneigée. Sa silhouette fantomatique, enveloppée d'un kimono immaculé à la ceinture noir et or, apparaissait derrière une ombrelle diaphane, les yeux mi-clos semblant laisser couler des larmes glacées sur une manche opalescente. Quel déchirement lorsque retentit au loin la cloche qui fait affluer les souvenirs d'une vie révolue ! Ce chant célèbre pour son atmosphère sombre est remarquable pour les tensions qu'il instaure entre passages calmes et intenses. « Cette juxtaposition de sentiments extrêmes n'a d'ailleurs pas échappé à Pasolini, qui a utilisé cette musique pour la fameuse scène de l'infanticide dans son film Médée » nous rappelle Tamasaburô lui-même.
Yuki dans la Médée de Pasolini. La chanson commence à 2:10.
「葵の上」 - Aoi no Ue : Dame Aoi
Contrairement à ce que son titre semble indiquer, l'héroïne de ce morceau n'est pas Dame Aoi, l'épouse légitime du légendaire Prince Genji. Celle qui nous intéresse ici est sa rivale, la Dame de la Chambre de la Sixième Avenue, une autre conquête du Prince dans l'incontournable Dit du Genji. J'ai toujours été captivée par ce personnage, qui est l'une des femmes les plus cultivées du roman, ainsi que la maîtresse la plus âgée du Genji. Délaissée par celui-ci, elle va se laisser dévorer peu à peu par la jalousie. Un événement (popularisé sous le nom de « querelle des chars », 車争い – kuruma arasoi) sera à l'origine de conséquences funestes : alors que la Dame de la Sixième Avenue s'en va assister à la procession de la Fête des Mauves, une altercation éclate entre les meneurs de son char et ceux de l'épouse du Genji. Humiliée, notre protagoniste sera contrainte malgré la noblesse de son rang à regarder la parade derrière le char de sa rivale Dame Aoi.
L'épisode de la querelle des chars illustré par Kanô Sanraku (1559 - 1635)
Dans un des quelques passages surnaturels du roman, la Dame de la Sixième Avenue va à son insu posséder et tourmenter Dame Aoi par le biais de son âme vivante qui apparaît chaque soir au chevet de sa rivale, jusqu'à ce que cette dernière en meure. Cet épisode est le sujet d'une pièce de nô ainsi que de notre morceau, que l'on doit au compositeur Kinomotoya Hayû. J'ai été saisie de frissons en apercevant les contours altiers de la Dame de la Sixième Avenue se dessiner à la lueur des chandelles. Comme dans le nô, la victime Dame Aoi est présente symboliquement sous la forme d'un kimono plié et posé à terre. Cela devait intriguer nos voisins, qui se demandaient bien ce que pouvait être « ce tapis » que l'on apportait avec tant de cérémonies ! D'autres similitudes avec le nô : les appels de pied qui résonnent, la canne symbolisant la folie et la transformation en démon, la fureur qui consume l'héroïne et avec laquelle elle frappe à plusieurs reprises sa rivale...
Tamasaburô dans le rôle de la Dame de la Sixième Avenue, avec son kimono orné de chars (crédits: Marie-Noëlle Robert - Théâtre du Châtelet)
Et pourtant, cette version du jiuta avait un je-ne-sais-quoi d'humain, de pathétique. Je me suis prise à songer à la réaction de cette Dame de la Sixième Avenue, horrifiée lorsqu'elle découvre ce dont elle s'est rendue coupable inconsciemment. Certaines théories veulent que la Dame de la Sixième Avenue et Dame Aoi soient non pas des ennemies, mais en quelque sorte complices dans un même élan de protestation contre l'attitude du Genji et des hommes de leur époque. Cette pièce est celle que j'ai trouvée la plus poignante ; elle m'a instillé une sympathie envers ce personnage que l'on a coutume de considérer comme malfaisant.
Les Flammes, portrait de la Dame de la Sixième Avenue par Uemura Shôen (1875 - 1949)
「鐘ヶ岬」 - Kane-ga-misaki : Le Promontoir de la Cloche
Le solo de conclusion était inspiré d'une illustre pièce du nô qui a aussi été adaptée pour le kabuki : Dôjô-ji. Nous retrouvons une femme jalouse, une jeune fille cette fois. Kiyohime a été abandonnée par le moine Anchin, qui a rejeté (ou s'est joué de, selon les versions) ses tendres affections. Elle le poursuit, et, envahie par le ressentiment, se mue dans sa course effrénée en un énorme serpent. Anchin prend ses jambes à son cou pour se réfugier au temple Dôjô-ji, où les moines ont la brillante idée de le cacher sous une colossale cloche de bronze. C'est peine perdue, car le serpent s'enroule autour de la cloche, qu'il inonde de ses flammes. On ne retrouvera que les cendres calcinées du malheureux Anchin. Qu'y a-t-il de plus terrifiant, dans l'horreur à la japonaise, qu'une femme ?
Moi? Jalouse? (Par Tosa Mitsushige, vers 1400)
Bien des années plus tard, les moines du Dôjô-ji inaugurent une nouvelle cloche. Une shirabyôshi (danseuse vêtue d'un costume masculin) prénommée Hanako se présente et propose d'exécuter quelques danses. Soudain, elle frappe la cloche, qui s'effondre au sol. Cette vile créature n'était autre que Kiyohime réincarnée ! Les sutras psalmodiés par les moines font fuir le démon, qui se précipite dans une rivière voisine. Le Promontoire de la Cloche ne s'attache en réalité pas aux aspects surnaturels de l’œuvre. Il met en exergue une seule scène, dans laquelle Hanako danse en évoquant l'univers des quartiers des plaisirs. Certaines paroles sont directement issues de sutras et offrent un contraste avec la description des quartiers réservés. Entre ses mains, Tamasaburô fait tournoyer son éventail, une référence à la roue de la loi bouddhique (法輪 – hôrin).
Kiyohime poursuit son amant à travers la rivière, 1898, par Chikanobu Toyohara
Le jeu est d'une grande complexité en raison d'une imbrication des personnages : Tamasaburô incarne Hanako, qui se met elle-même dans la peau de plusieurs femmes. Les allusions au bouddhisme et à l'impermanence de ce monde sont faites par une femme d'âge mûr. Hanako se métamorphose soudain en une courtisane, identifiée par le sensuel mouvement d'un pied qui pointe sous la traîne du kimono. Bien que les accessoires autorisés sur scène restent réduits à leur strict minimum, le jiuta permet par ses gestes évocateurs la matérialisation d'une multitude d'objets. Les manches de Hanako deviennent des miroirs dans lesquels elle vérifie l'allure de sa coiffure, son doigt un pinceau enduit de rouge à lèvres. Le chant nomme les différents quartiers réservés (廓 – kuruwa) qui existaient autrefois au Japon, comme Yoshiwara à Edo et Shimabara à Kyôto.
La version kabuki de Musume Dôjôji, avec Bandô Tamasaburô
De la courtisane, on passe alors à l'image d'une jeune fille qui joue innocemment sous les pétales de cerisier. Fait amusant : si l'énorme cloche qui trône sur la scène du Châtelet a bien été produite à Paris, les Japonais ont préféré ramener leurs propres fleurs artificielles de chez eux afin d'être certains qu'elles s'éparpillent correctement ! Notre belle enfant sort une petite balle imaginaire de sa manche gauche (dans le kabuki, il s'agit de la droite) et s'amuse à la faire rebondir pour notre plus grand délice. Cette danse, plus grandiloquente dans le kabuki, frappe par sa douceur et sa subtilité. Dans le kabuki, elle est accompagnée d'un chœur de récitants, tandis que notre version jiuta ne comportait que les voix émouvantes de Seikin Tomiyama et de son fils. Nous aurons tout de même le droit à un hikinuki(引抜), technique spectaculaire du kabuki qui consiste à changer instantanément de costume sur scène !
Je ne suis pas du tout obésédée par cette cloche! A.k.a. Hanako jouée par Tamasaburô (crédits: Marie-Noëlle Robert - Théâtre du Châtelet)
La danseuse mime maintenant avec brio la transformation de l'enfant en une courtisane pendant que le chant rappelle qu'hommes et femmes sont tous des créatures bien superficielles. Hanako/Kiyohime jette un dernier regard sinistre vers la cloche avant que le rideau ne tombe, son éventail tendu rappelant étrangement la canne (鉄杖 – tetsujô) des démons du nô. Dans la salle comble du Théâtre du Châtelet, c'est l'ovation pour Tamasaburô et son équipe ! A l'instar de Dame Aoi, ce morceau du jiuta n'aura pas fait appel au caractère monstrueux de son héroïne. Pourtant, un spectateur attentif aura remarqué les motifs d'écailles (鱗 – uroko) sur l'éventail et la ceinture du second kimono de Hanako, motifs qui indiquent dans le théâtre japonais la présence d'une femme démoniaque ou... d'un serpent.