Du bambou à l’œuvre d'art
Les Muchûjin du Chanoyu Tour n'en finissent plus de goûter aux joies du monde du thé. Jeudi nous nous rendions à Nakatsu Banshô-en (中津万象園), une propriété bâtie par le seigneur Takatoyo Kyôgoku en 1688. Les « buissons » bonsaika Jérôme et Guillaume font les fines bouches, mais le jardin, qui représente le lac Biwa et ses huit îles, est tout de même splendide. Il y a même une maison de thé sur pilotis, le Kanshiorô (観潮楼), d'où on pouvait autrefois contempler la mer ! Nous sommes toutefois ici pour une toute autre raison que le tourisme : l'artisan Keiji Mihara, l'un des dix meilleurs de sa catégorie au Japon, va nous enseigner les secrets de fabrication des vases en bambous et des cuillères à thé. Un homme d'une gentillesse et d'une générosité à vous couper le souffle ! Il nous avait même ramené des biscuits d'Osaka, puisqu'il est originaire de la préfecture voisine de Nara.
Jeunes mariés dans le jardin de Nakatsu Banshô-en
La cabane à thé Kanshiorô
花入れ – Hanaire : Le vase
Mihara-sensei avait sélectionné spécialement pour nous de superbes tronçons de bambous. « Ces bambous sombres s'appellent des susudake(すす竹). Ils étaient utilisés dans le faîtage des chaumières et noircissaient à cause de la fumée du foyer traditionnel (囲炉裏 – irori). Ceux-ci ont plus de 200 ans » nous explique l'artisan. Chûjô-sensei nous apprendra plus tard que ces magnifiques bambous patinés par le temps sont de plus en plus rares, et que les collecteurs se jettent dessus comme des vautours lorsqu'une vieille maison est détruite à Shikoku. Cela explique le prix exorbitant des fouets à thé de l'école Mushanokôji-senke, qui n'utilise que du bambou noir. D'autres morceaux de bambou de large épaisseur avaient été préparés. Ils venaient des grandes torches utilisées à l'occasion de la fête d'O-mizutori (お水取り) durant laquelle des moines allument des feux sur le toit du temple Tôdai-ji de Nara.
Deux susudake (bambous noircis par la fumée des foyers) et leurs confrères les bambous réguliers
Le susudake sur lequel je me suis acharnée pour faire un vase long à accrocher au mur
Thierry, le compas dans l'oeil
Nous optons tous pour les bambous noirs, dont la beauté nous fascine. Selon leur découpe, on peut réaliser des vases à poser au fond de l'alcôve sacrée, ou à accrocher au mur. L'emplacement de la « fenêtre » dans laquelle viendront se placer les fleurs dépend aussi de la forme du vase. Certains vases possèdent même deux ouvertures. Après avoir délimité au crayon (ou au charbon) les dimensions de la « fenêtre », on en découpe le bord supérieur et le bord inférieur à l'aide d'une scie en forme d'arc. Contrairement à bien des outils occidentaux qui nécessitent l'emploi de la force, il s'agit ici d'exploiter l'efficacité d'un mouvement, ici de tirer et de pousser sur la scie. Une fois ces deux découpes parallèles effectuées, on fait tomber la fenêtre de deux coups de burin qui suffisent à fendre le bambou de façon rectiligne. « A cet instant précis, on passe du bambou ordinaire au vase. »
En fonction du vase, on peut détruire les opercules à l'intérieur du bambou
J'allais inclure un "vous me faites scier", mais ce ne serait vraiment pas de bon goût...
Deux coups de burin, et votre vase apparaît!
Pendant que nous taillons les ouvertures de nos bambous et que nous les polissons à l'aide de papier de verre pour les rendre moins coupantes, Monsieur Mihara a fabriqué un vase à anse en à peine quelques minutes et encore moins de coups de scie. Plus fort : il taille un morceau de bambou blanc en forme de ressort ! Cela a l'air simple, mais c'est en réalité horriblement compliqué. Il est d'ailleurs le seul à posséder les clés de cette technique. Il ajoute enfin la touche finale à nos vases au moyen d'une perceuse, des trous pour pouvoir suspendre nos créations aux murs.
A gauche, le vase de Nicolas
Essayez un peu de le faire à la maison!
茶杓 – Chashaku : La cuillère à thé
La chashaku est cette petite cuillère en bambou qui sert à prélever le thé en poudre, et que l'on utilisait autrefois chez les apothicaires pour mesurer les doses de médicaments. A première vue, c'est un outil banal, un bête bout de bambou un peu raboté. Détrompez-vous ! Il vous suffit d'essayer d'en fabriquer une vous-même à partir d'un bambou, et vous vous rendrez compte que vous pouvez en briser des centaines avant d'en produire une médiocre. Les morceaux bambous sont choisis avec soin pour leur résistance et leur souplesse. On les passe au dessus de la flamme d'une lampe à pétrole, et une simple pression suffit à courber le bout du bambou. Ce dernier est immédiatement plongé dans l'eau froide pour qu'il maintienne sa forme.
Mihara-sensei chauffe un morceau de bambou afin de pouvoir le courber
L'eau froide aide à stabiliser la courbure
Avec un outil qui ressemble à un cutter et dont la lame est similaire à celle des katanas, on enlève les excédents de bambou pour former la cuillère. Celle-ci doit posséder deux qualités essentielles : prélever efficacement le thé, et pouvoir tenir sur le couvercle d'une boîte à thé, car on la dépose à cet endroit au cours du rituel d'élaboration du thé (temae). Les vilaines cuillères indisciplinées ont tendance à bondir sur les tatamis ou à tourbillonner comme des pales d'hélicoptère lorsqu'une main mal assurée tente de les déposer sur la boîte à thé ! Pour remédier à ce problème, on polit le dessous de la cuillère avec du papier de verre. On peut aussi en rectifier la courbure en la repassant au dessus d'une flamme.
Mihara-sensei fait en deux minutes ce que nous prenons une demi-heure à créer
Dur dur de réaliser des arrondis au cutter? Il vous le fait en deux temps trois mouvements!
Les cuillères à thé ont en dehors de ces aspects pratiques des personnalités bien définies. Telle ou telle forme, appréciée de tel ou tel maître, porte en elle des significations particulières. Il en va de même pour les motifs, la couleur, l'âge du bambou... Quelle n'est pas l'habileté du maître lorsqu'il manipule la matière. Tandis que nous peinons à maîtriser le trait de notre lame, il coupe avec douceur comme s'il taillait du beurre. Sous ses doigts, le bambou semble étrangement vivant, un animal docile qui se plie aux volontés de son propriétaire. Enfin, il biseaute le bout du manche, ce qui signifie que la cuillère est terminée.
Mes futures cuillères
Voici quelques exemples de cuillères que nous avons sculptées grâce au maître :
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Avec un morceau de bambou blanc moucheté de noir que j'avais choisi, le maître a créé une cuillère au manche fin, évasée à son extrémité, très féminine. Vu sa délicatesse, elle peut s'utiliser avec les boîtes à thé plus formelles qui accompagnent le thé épais (茶入れ - cha-ire), et dont les ouvertures sont plus étroites que celles des boîtes à thé léger (棗 – natsume). D'ordinaire, seules les cuillères exceptionnelles reçoivent un nom définitif, qui leur est attribué par un maître, un moine célèbre, etc. Cependant, nous avons tous souhaité donner un nom aux cuillères que nous avons reçues. J'ai nommé celle-ci Orihime, en référence à la princesse des étoiles que l'on fête le 7 juillet, à cause des motifs qui rappellent des étoiles filantes.
Orihime, estivale et féminine
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Mihara-sensei a ajouté les touches finales sur une cuillère que j'avais courbée et taillée moi-même. J'avoue avoir été assez intriguée en voyant la pointe taillée de manière inégale. Puis le maître a ajouté : « Tu as vécu un an à Kyôto n'est-ce pas ? Tu as assisté à la fête de Gion en juillet ? J'ai fait cette cuillère en forme de lance pour que tu te rappelles celle qu'il y a sur le premier char de parade de la fête (長刀鉾 - naginataboko) ». J'ai esquissé un large sourire, mais en vérité, j'étais émue aux larmes.
Les trois cuillères que j'ai pu garder
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Nicolas a sculpté une cuillère dont le bout ressemble à la forme que font deux mains jointes en une prière, d'où son nom Gasshô (合掌 – prière). Sa deuxième cuillère possède un unique point noirci au milieu, une marque qui dégage une forte aura de puissance selon les connaisseurs.
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Thierry a confectionné une cuillère à partir d'une fine racine de bambou, dont la forme évoque le corps d'une libellule. Son autre création a été faite sur un morceau de bambou très noueux, rappelant le passage des années.
Bambous choisis par Thierry pour fabriquer ses cuillères
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Taoka-sensei a fabriqué une cuillère sur un morceau de bambou troué par un insecte. Elle lui a donné un nom à la fois beau et terrible. Zanshô (残照), « le dernier éclat », fait allusion entre autres aux reflets du soleil qui disparaissent sur l'océan. « J'arrive bientôt à la fin de ma vie, sourit Taoka-sensei. Mais j'ai encore la force d'émettre de la lumière ! »
Merci à Taoka-sensei pour ses traductions, sa disponibilité, et sa bonne humeur!