Le Livre du Thé - Kakuzô Okakura (1/3)
« Combien de commentaires n’a-t-on pas consacrés au code des samouraïs, à cet art de la Mort pour lequel nos guerriers se sacrifient avec tant d’exaltation! Alors que la voie du thé, laquelle incarne au mieux notre art de la Vie, n’a guère suscité d’intérêt. »
Kakuzô Okakura, « Le Livre du Thé »
Un peu de sérénité dans le jardin du Pavillon d'Argent
Ah, cet outil merveilleux qu'est Internet! Entre les anthologies de franponais et les vidéos de sushis géants, on peut tout de même développer ses connaissances littéraires avec des ouvrages en ligne comme celui-ci: « The Book of Tea » par Kakuzô Okakura. Il s'agit ici d'un texte en anglais, mais sachez qu'il existe une version française de ce petit traité fort édifiant. L'auteur nous livre ici toutes les clés pour comprendre ce qu'est l'esprit du thé. Et il le fait de sorte à ce que ses commentaires soient accessibles à n'importe qui, puisqu'il s'adresse en 1906 à un public occidental qui découvre la culture japonaise depuis peu et conserve encore nombre de préjugés à l'égard de ce pays lointain. Mais avant de vous parler davantage de ce Monsieur Okakura et de ses propos sur le thé, je souhaiterais donner à ceux d'entre vous qui n'ont pas le temps ou l'envie de se lancer dans une étude approfondie de la Voie du Thé (茶道 – sadô) quelques arguments purement pragmatiques pour vous convaincre du bien fondé de la cérémonie du thé (茶の湯 – chanoyu).
Kakuzô Okakura, aussi connu sous le pseudonyme d'Okakura Tenshin. Bon, comme ça, il n'a pas l'air commode, mais je vous assure qu'il ne manque pas d'humour cet homme!
La cérémonie du thé pour les nuls: quel intérêt?
Même si vous vous contrefichez des trésors philosophiques qui se cachent derrière la chose, vous ne pourrez pas rester insensible au fait que s'initier au chanoyu, c'est aussi:
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Faire des rencontres. Car la cérémonie du thé, c'est avant tout une relation d'hôte à invité et vice-versa. A travers votre première expérience du chanoyu, vous toucherez à l'hospitalité nippone et ferez connaissance avec des Japonais désireux de vous présenter leur culture et curieux de découvrir la votre. Vous pourrez ainsi pratiquer la cérémonie du thé dans un cadre convivial, dans un club lycéen, étudiant ou une association. A un niveau plus expérimenté, l'atmosphère vous semblera probablement plus austère, mais vous aurez la chance de bénéficier de la conversation de maîtres aguerris. Les personnes que j'ai croisées en cheminant sur la Voie du Thé sont toutes passionnantes, et certaines, qu'elles soient étudiantes ou beaucoup plus âgées, m'ont enseigné ce qu'est la vraie « sagesse ».
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Apprendre et perfectionner son japonais. Je l'ai mentionné ci-dessus, le chanoyu est un excellent moyen de fréquenter des Japonais. Et par conséquent, il permet aussi de discuter avec eux, sur un mode familier en dehors des séances, et dans un ton plus policé lorsque le rituel a commencé. Vous y gagnerez tout un vocabulaire en ce qui concerne la gastronomie, l'art, la faune, la flore ou encore l'architecture. Et vous vous familiariserez avec les formules de politesse (敬語 – keigo), difficiles à maîtriser car on les utilise peu d'ordinaire, mais pourtant indispensables dans le monde du travail.
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Entretenir sa santé. Vous le savez, le thé vert est aujourd'hui le chouchou des magazines féminins et des nutritionnistes pour ses principes actifs (notamment sa forte concentration en antioxydants) qui protège les cellules du vieillissement. Prévention de maladies cardiovasculaires, des caries et du cancer, protection des fonctions cognitives, réduction du stress et amélioration de la santé osseuse sont entre autres les vertus qu'on lui prête. Et le matcha contient plus de nutriments que le thé vert infusé car on en consomme la poudre!
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Accéder à des lieux inédits. Vous réaliserez le confort et l'ingéniosité de l'architecture traditionnelle japonaise en pénétrant dans la salle de thé. Des jardins époustouflants de beauté se présenteront à vous, et vous pourrez parfois parcourir des chemins ignorés du grand public. J'ai pour ma part pu m'aventurer dans des sections privées du Kômyô-in (au temple Tôfuku-ji), du Kôun-ji près du Chemin des Philosophes, et du Myôshin-ji à Kyôto.
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Un moment savoureux. Cet argument, je l'espère, saura vous convaincre au moins de participer à une cérémonie en tant qu'invité. J'en parlais plus tôt, la saveur du matcha a su s'imposer: chaud ou froid, dans les frappuccinos de Starbucks ou dans les biscuits Oreo, dans les chocolats, les gâteaux et même dans les macarons de chez Pierre Hermé. Dans un bol, le matcha a un goût prononcé mais agréable, et en plus, il n'est pratiquement pas calorique! Et vous aurez bien du mal à résister aux pâtisseries qui l'accompagnent...
Un exemple pas inintéressant de ce que l'on peut faire avec du matcha...
Kakuzô Okakura et l'Occident
Son nom ne vous évoque peut-être rien, mais Kakuzô Okakura (1862 – 1913) a influencé des personnalités comme Rabindranath Tagore (il a été associé au panasiatisme avec sa phrase « L'Asie est une » dans son livre « Les Idéaux de l'Orient ») et Martin Heidegger (qui avait rencontré le philosophe Shûzô Kuki, dont Okakura était le père spirituel). Ayant beaucoup voyagé aux États-Unis, en Inde, en Chine et en Europe, le lettré japonais maîtrisait parfaitement l'anglais. Une anecdote veut qu'un Américain, le voyant déambuler avec des amis en hakama, lui ait demandé: « Which kind of -nese are you? Chinese, Japanese or Javanese? ». Okakura aurait alors répondu avec humour: « We are Japanese gentlemen. And you, what kind of -key are you? Yankee, donkey or monkey? ». S'il a dans la première partie du XXème siècle été glorifié par les courants ultra-nationalistes, Okakura avait en réalité une vaste connaissance de la culture européenne, et il est l'auteur de plusieurs textes écrits originellement en anglais et adressés à un public occidental.
Derrière la porte du salon de thé Rakushô
« Mais je trahis sans doute, par la franchise de mes propos, ma propre ignorance du culte du thé. L’essence de son code de politesse exige de ne dire que ce que l’on attend de nous, pas davantage. Cependant, je n’ai nullement l’intention d’être un théiste poli. Les malentendus mutuels entre les deux mondes, le Nouveau et l’Ancien, ont déjà causé tant de mal qu’il ne convient pas de s’excuser d’apporter sa contribution, même modeste, au progrès d’une meilleure compréhension. »
Dès le premier chapitre de son « Livre du Thé », Okakura s'attaque à une situation problématique qui a malheureusement peu évolué en un siècle: « L’Occidental moyen, proie de sa douceâtre complaisance, ne discernera au mieux dans la cérémonie du thé qu’une des mille et une bizarreries caractérisant à ses yeux un Orient affecté et puéril. » Certes, il n'y va pas de main morte, mais admettons que nous passons souvent à côté du chanoyu en n'y voyant qu'une fantaisie inutile. Et ce raisonnement n'est pas l'apanage des Occidentaux. Plus d'un Japonais aura du mal à voir l'intérêt de mettre un pied sur la Voie du Thé. C'est là que Kakuzô Okakura met le doigt sur ce qui est à mes yeux un principe qui apporte une grande valeur à la cérémonie du thé, mais aussi à tout l'artisanat traditionnel japonais. « Ceux qui se montrent incapables de sentir en eux-mêmes la petitesse des grandes choses ne sauraient reconnaître chez les autres la grandeur des petites choses. » Car le chanoyu est véritablement un art de la vie, à même de nous rappeler l'importance de ces « petites choses » en apparence superficielles.
Voilà, c'était la première partie de mon billet consacré au "Livre du Thé". A bientôt pour la suite!