Le Livre du Thé - Kakuzô Okakura (2/3)
Avant de reprendre mon commentaire sur le "Livre du Thé", je me permets une petite digression pour publier le programme définitif du Shikoku Chanoyu Tour 2011 tel qu'il m'a été transmis par Thierry:
- 9 novembre : départ de Paris à 20:10
- 10 novembre : Arrivée à Takamatsu à 19:15
- 11 novembre : Visite de la ville de Takamatsu en vélo ( Ritsurin Park, Tamamo Castle, Red Lighthouse, History Museum, Marugame-machi Shopping Mall)
- 12 novembre : Confection de wagashi (patisseries), higashi (« sec » à base de poudre de sucre de cannes) et omogashi (« humide » à base de pâte de haricot) sous la direction de Mr. Ichihara au Sanyu-do ( Chujo Cultural Foundation Office). Réunion de préparation en soirée pour la « Dome Tea Ceremony » du lendemain.
- 13 novembre : “Dome Tea ceremony” au Marugame-machi Dome ( 300 personnes invitées !)
- 14 novembre : Confection d’un natsume (pot à macha) et meimei-zara (plateau pour wagashi) après la visite du « Lacquer Ware Institute ».
- 15 novembre : Participation au chanoyu mensuel de la Chujo Cultural Foundation.
- 16 novembre : Visite du temple Zentsuji en matinée. Confection de kakejiku/kakemono sous la direction de Mr. Kozo Higasa. Visite du four à céramique « Henden »
- 17 novembre : Confection de chashaku (cuillière à thé en bambou) et de hana-hire (vase) sous la direction de Mr. Keiji Mihara ( Nakazu Bnsho-en Garden)
- 18 novembre : Allumage du four « Henden » (Marugame City) et chanoyu
- 19 et 20 novembre : Visite de sukiya (Pavillons de thé)
- 21 novembre : Séance de zazen matinale au Goshikidai. Visite des temples Hakuhoji et Negoroji dans l’après-midi
- 22 novembre : Journée libre
- 23 novembre : Préparation de la conférence finale du lendemain
- 24 novembre : Mise en place de la conférence en matinée. Chanoyu et conférence l’après-midi ( Sun Port Takamatsu, 70 personnes invitées)
- 25 novembre : Départ
Pour plus de détails sur le programme et mes annotations au sujet de chaque journée, rendez-vous ici! Sur ce, je reprends mon discours où je l'avais laissé.
Les tapis rouges au Sanzen-in invitent les visiteurs à venir prendre un thé en contemplant le jardin.
Les origines de la cérémonie du thé
Dans les deux chapitres suivants, l'auteur dresse une petite histoire du thé au Japon, et explique comment la cérémonie du thé, originaire de Chine, a connu une expansion particulière au Japon alors qu'elle était délaissée par ses créateurs initiaux. Il commence par identifier trois grandes « écoles » du thé en fonction de la façon dont le breuvage est consommé.
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Le thé bouilli: les théiers furent découverts très tôt en Chine du sud, où ils étaient prisés pour les vertus médicinales de leurs feuilles. On pensait que le thé aidait également à diminuer la fatigue et à améliorer la concentration. Il était même appliqué sous forme de cataplasmes. Les feuilles de thé étaient cuites à la vapeur puis broyées dans un mortier. Un gâteau était ensuite confectionné avec cette mixture, et on le faisait bouillir avec du riz, du gingembre, du sel, des zestes d'orange, des épices, du lait et parfois des oignons (Okakura a l'air de trouver cela barbare mais je trouve que ça a du potentiel...). Ce serait là l'origine des agrumes dans le thé russe! Cette façon d'ingérer le thé est devenue particulièrement populaire sous la Chine des Tang (618 – 907), et est décrite en détails par le poète Lu Yu dans son traité sur le thé intitulé le « Cha Jing ».
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Le thé fouetté: sous la dynastie chinoise des Song (960 – 1279) se développe une nouvelle manière de boire le thé. On en pulvérise les feuilles dans un mortier en pierre, et la poudre ainsi obtenue est mélangée à l'eau chaude à l'aide d'un petit fouet en bambou. C'est aussi à cette époque que le thé cesse d'être uniquement le passe-temps des poètes pour se muer en moyen de devenir un être accompli. Au sud, des moines Zen, inspirés par les préceptes taoïstes, prennent l'habitude de se rassembler cérémonieusement autour d'une image du moine Bodhi Dharma devant laquelle ils boivent le thé dans un même bol. Ce rituel donnera naissance à la cérémonie du thé japonaise qui prendra son essor au XVème siècle.
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Le thé infusé: il s'agit du thé tel qu'on a l'habitude de le consommer en France. Après la conquête de la Chine par les Mongols, Kubilai Khan fonde la dynastie des Yuan (1271 – 1368). La culture du thé telle qu'elle existait sous les Song disparaît. Désormais, le thé est préparé en laissant les feuilles infuser dans un bol d'eau chaude. Si l'Occident boit son thé de la sorte, c'est, d'après Okakura, parce qu'il n'a véritablement découvert la Chine que vers la fin de la dynastie des Ming, qui avait complètement oublié la méthode du thé fouetté. Tandis que le Japon, n'ayant jamais été envahi avec succès par les Mongols mais ayant au départ été fortement influencé par la culture chinoise, a continué à fouetter son thé. La découverte du thé infusé serait donc relativement récente dans l'archipel (sans doute vers le milieu du XVIIème siècle).
Du thé infusé (et des boules de glace aux herbes par pure gourmandise)
Kakuzô Okakura explicite les influences que le taoïsme et le Zen ont eu sur l'esthétique de la cérémonie du thé dans un troisième chapitre. N'ayant pas la place de tout retranscrire ici, je vous conseille d'aller lire vous même son œuvre en attendant un prochain billet plus fourni sur la naissance de la cérémonie du thé au Japon.
« Ce n’est qu’au sein du vide que demeure l’essentiel. La réalité d’une chambre, par exemple, se découvre dans l’espace vide défini par les murs et le plafond eux-mêmes. L’utilité de la cruche réside dans son espace vide, capable de contenir l’eau, non dans sa forme ou sa matière. Le vide est tout-puissant parce qu’il embrasse tout. Ce n’est qu’au sein de la vacuité que le mouvement devient possible. »
Le rôji, chemin de pierres cher à Okakura qui mène au pavillon de thé.
"Quiconque a foulé le sol de l’allée qui traverse le jardin ne peut manquer de se rappeler combien son esprit s’élevait au-dessus des pensées ordinaires, tandis qu’il marchait dans la pénombre crépusculaire des arbres à feuilles toujours vertes, sur les irrégularités régulières des cailloux fraîchement arrosés, au-dessous desquels s’étend une couche d’aiguilles de pin séchées, et qu’il passait près des lanternes de granit couvertes de mousse."
Esthétique du thé
L'auteur consacre un quatrième chapitre au pavillon de thé (qui s'écrit aujourd'hui: 数奇屋 – sukiya). Le mot « sukiya » était autrefois écrit avec différents caractères selon les maîtres de thé, chacun révélant une partie de la nature de la salle de thé.
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「好き家」- « La Maison de la Fantasie »: ceci signifie que le pavillon de thé doit être fait pour le maître de thé et non l'inverse. Il n'est qu'un refuge temporaire pour le corps. A l'origine, il ne devait pas être plus qu'un abri fait d'herbes liées ensemble, d'où le nom « hutte d'herbes » (草庵 – sôan) que l'on attribue aujourd'hui aux salles de thé de type rustique. Ses matériaux sont éphémères: toit de paille, bambou léger, pas de matières nobles. C'est au maître de thé de choisir les objets qui orneront son refuge en exprimant ses préférences personnelles, sans chercher à copier aveuglément les maîtres passés. Pour apprécier l'Art, il faut d'abord apprécier le présent.
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「空き家」- « La Maison du Vide »: la salle de thé doit être vide, au sens où elle ne doit contenir que des objets qui seront placés là temporairement. On sélectionnera une œuvre d'art (un rouleau calligraphié à suspendre dans l'alcôve sacrée, etc.), et tous les autres objets seront choisis de manière à créer une unité de sens mettant en valeur la beauté du thème principal. Les accessoires présents dans la pièce changeront à chaque fois pour illustrer par exemple le passage à une nouvelle saison, ou encore une idée particulière liée à l'occasion en laquelle est donnée la cérémonie. Tout l'inverse de la maison occidentale, qui tend plutôt à devenir un musée où les pièces de collection prennent la poussière! Et comme le remarque Okakura, on risque d'oublier la valeur d'un chef d'œuvre si on l'a tous les jours sous les yeux, et qu'il est de plus perdu dans la masse d'autres richesses.
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「数奇家」- « La Maison de l'Asymétrique »: la conception de la perfection dans le Zen ne relève pas d'une recherche de la symétrie comme dans l'art confucianiste ou les intérieurs occidentaux. En réalité, philosophies Zen et taoïstes accordent davantage d'importance au chemin qui mène à la perfection qu'à la perfection elle-même. Une place est laissée à l'imagination de l'invité, qui doit compléter mentalement ce qu'il voit pour saisir la véritable beauté des choses. Ainsi dans la salle de thé on évite comme la peste la répétition: le réceptacle à encens ne doit pas être placé au centre de l'alcôve mais légèrement en décalage, les motifs du rouleau calligraphié ne peuvent être similaires à ceux des fleurs dans le vase, la couleur des pâtisseries doit être différente de celle de leur plateau... Il s'agit de cacher la beauté afin que l'esprit puisse mieux la redécouvrir.
La salle de thé Shigure-tei au temple Kôdai-ji à Kyôto
"La simplicité de la Chambre de thé et son manque absolu de vulgarité en font un vrai sanctuaire contre les vexations du monde extérieur. Là, et là seulement, l'on peut se consacrer sans trouble à l'adoration du beau. Au seizième sicle, la chambre de thé offrit aux fiers guerriers et aux hommes d'Etat qui travaillaient à l'unification et à la reconstruction du Japon les plus belles heures de répit au milieu de leurs durs labeurs. Au dix-septième siècle après que se fut imposé le strict formalisme de la règle Tōkugawa, elle constitua pour les âmes artistes la seule occasion possible de communion libre."
L'apparence de la maison de thé est donc modeste, mais ne vous y trompez pas! La construction d'un pavillon de thé peut être extrêmement coûteuse car on fait généralement appel à des artisans hautement qualifiés en plus de sélectionner les matériaux avec un soin tout particulier. Et je ne vous parle même pas ici de l'entretien (je vous dévoilerai un jour comment sont entretenus les pavillons de thé et leurs jardins). Je me contenterai de vous dire qu'il s'agit d'un travail minutieux qui m'a une fois valu des maux de dos si intenses que je ne pouvais plus me lever le lendemain! Triste constat quand on sait que j'ai 23 ans et que les jardiniers qui entretiennent quotidiennement les propriétés des temples kyôtoïtes pourraient être mes grands-parents...
Le toit en bambou du pavillon Kasa-tei au Kôdai-ji
Il m'a fallu découper ce billet en trois en raison de sa longueur. Toutes mes excuses, il y a tant à dire sur Kakuzô Okakura et sa philosophie! Le prochain article sera le dernier consacré au "Livre du Thé".