Les Paupières - Yôko Ogawa
Voici un recueil de nouvelles bien curieuses sur le thème de la quête du sommeil. Il se lit en une soirée! J'apprécie beaucoup le style de Yôko Ogawa, que j'avais découverte par un autre livre: "La Piscine/Les Abeilles/La Grossesse". Cette dernière nouvelle m'avait laissée mi-glacée mi-conquise par ses phrases efficaces. Ogawa se plaît à nous parler de fétichisme et de perversion, mais à la différence d'autres auteurs japonais contemporains comme Ryô et Haruki Murakami, elle ne cherche pas à susciter la répulsion. Elle se pose davantage en observatrice, décrit les faits avec concision. Plus d'une nouvelle s'achève sur une fin ouverte et laisse au lecteur le soin d'imaginer la suite de l'anecdote. Si vous aussi avez l'habitude de vous plonger dans des élucubrations diverses avant de vous endormir, vous ne pourrez qu'apprécier "Les Paupières". Morceaux choisis:
"Alors que j'aurais dû être fatiguée de me déplacer ainsi, je n'arrivais pas à dormir la nuit. Quand arrivait l'heure de me coucher, je me brossais soigneusement les dents, vérifiais à plusieurs reprises que les rideaux étaient bien fermés, pliais les vêtements que je devais porter le lendemain et les posais sur le sofa, tirais sur la couverture du lit impeccablement fait, et m'allongeais après avoir éteint toutes les lumières de la chambre. Je répétais chaque soir l'opération dans le même ordre. Je craignais qu'en sauter une seule étape ne provoque la formation d'une cavité dans le cours du temps entraînant une torsion de l'obscurité qui m'aspirerait dans un monde où le sommeil n'existerait pas."
"Les Ovaires de la poétesse"
"Elle était assez petite, comparée aux Japonaises. [...] Ses doigts, ses pieds, ses lèvres et ses oreilles surprenaient par leur petitesse. On aurait dit qu'une peau de vieille femme recouvrait le squelette d'une enfant de douze ans. Peut-être était-ce une sorte de maladie après tout. Mais on ne sentait pas de faiblesse maladive chez elle. Mais curieusement, lorsqu'elle touchait quelque chose, cette chose à son tour paraissait petite. [...] Tout entre ses mains rétrécissait pour s'adapter à sa taille.
Je comparai mon couteau au sien. Aucun doute, c'étaient les mêmes. On ne lui avait pas réservé un modèle pour enfant. Et pourtant, il était terriblement petit. J'avais l'impression de le voir à travers des jumelles mises à l'envers. A tel point que, me demandant si elle n'était pas assise beaucoup plus loin, je faillis instinctivement tendre le bras."
"C'est difficile de dormir en avion"
La traduction depuis le japonais de Rose-Marie Makino-Fayolle colle parfaitement à l'ambiance des histoires, qui ont le mérite de ne jamais verser dans le trash. Pour ceux qui voudraient en savoir plus, voici ci-dessous le résumé du début de chaque nouvelle.
"C'est difficile de dormir en avion" nous met dans la peau d'une femme qui doit prendre l'avion pour se rendre à Vienne. Alors qu'elle devrait se reposer, elle se retrouve à écouter le récit de son voisin, et va aller jusqu'à le réveiller elle-même pour en connaître la suite. Drôle d'histoire, à la fois terrible et apaisante.
"L'Art de cultiver les légumes chinois" est à la fois dérangeante et comique dans son absurdité. Une ménagère s'aperçoit que la date du douze est entourée au marqueur sur le calendrier. Ni elle ni son mari ne se souviennent de qui est l'auteur de cette inscription, mais il s'avère que les évènements ce jour là troubleront leurs nuits de sommeil.
"Les Paupières": une toute jeune fille se prend de fascination pour un homme d'âge mur. Ils développent une relation ambiguë dont sera témoin un hamster privé de paupières. Une fois de plus, Ogawa touche au domaine des sentiments confus qui peuvent lier un enfant à une personne âgée, mais elle le fait de façon plus touchante, plus pudique que dans "Hôtel Iris", où elle explorait le monde du bondage.
"Le Cours de cuisine": le Cours Casserole devait être une séance de cuisine ordinaire. Il sera pourtant interrompu par des agents de nettoyage des canalisations, qui vont mettre à jour le passé culinaire de la maison. Je m'attendais à un final spectaculaire, or ce n'est pas du tout ainsi que se termine la nouvelle. Et pourtant, je n'ai cessé d'être envoûtée par les descriptions et les détails insolites.
"Une collection d'odeurs" est peut-être la nouvelle la plus courte du recueil (une dizaine de pages à peine) mais également la plus inquiétante. On y retrouve l'attachement d'Ogawa aux classifications et aux collections. Je ne vous en dis pas plus sous peine de gâcher la surprise.
"Backstroke": une piscine, l'admiration d'une soeur pour son frère nageur, un élément perturbateur. Je vous laisse imaginer le potentiel qu'a cette nouvelle pour rendre le lecteur mal à l'aise. Remarquons la hantise des piscines de Yôko Ogawa (lire une autre de ses nouvelles, "La Piscine"), et comme elle nous la transmet remarquablement bien!
"Les Ovaires de la poétesse" narre le voyage d'une insomniaque qui cherche désespérément à rejoindre les bras de Morphée. C'est à se demander si Yôko Ogawa n'est pas elle-même victime d'insomnies sévères, tant son écriture est imagée. Est évoquée ici la ritualisation des gestes du quotidien.
"Les Jumeaux de l'avenue des Tilleuls" m'a moins marquée, mais peut-être sa discrétion est-elle une qualité pour la dernière nouvelle de ce recueil. On y fait la connaissance d'un romancier japonais qui rencontre pour la première fois son traducteur... et le frère jumeau de ce dernier.