Ubume no Natsu - Natsuhiko Kyôgoku
Je viens défendre une cause perdue pour l'instant puisque le roman qui a fait ma délectation ces derniers temps n'a pas encore été traduit en français. Il existe cependant dans une version pour anglophones, sur la qualité de laquelle je ne puis me prononcer. Pourquoi alors prendre la peine de tergiverser sur l'ouvrage? Je me dis que d'une part, certains d'entre vous ne sont pas insensibles à la langue de Shakespeare. D'autre part, il se peut que vous ayez vu la série animée intitulée « Môryô no Hako »(« Le Coffre aux Esprits ») et qu'elle vous ait, comme moi, interpelée fortement. Il s'agissait d'un mystère autour de cadavres démembrés, semblant plonger dans le surnaturel, probablement le meilleur anime sur les yôkai (monstres japonais) à ma connaissance. Si vous ne l'avez pas vu, et que les discussions ésotériques ne vous font pas peur, jetez-vous dessus, ne serait-ce que pour le charisme irrésistible d'Akihiko Chûzenji, alias Kyôgokudô, le vrai héros de cette histoire. Les amateurs de l'animation seront ravis de savoir que « Môryô no Hako » est l'adaptation d'un livre au titre éponyme écrit par Natsuhiko Kyôgoku. Ils seront encore plus ravis en apprenant que cet épisode n'est que le deuxième dans une liste d'une dizaine d'enquêtes d'Akihiko Chûzenji. Ils pleureront en revanche quand ils se rendront compte que seul le premier livre, « Ubume no Natsu » (« L'Été de l'Ubume ») a été traduit en anglais. C'est justement de ce premier titre dont je souhaite discuter ici.
La couverture japonaise de "Ubume no Natsu"
Les premières lignes du roman nous plongent dans la peau de Tatsumi Sekiguchi, un journaliste qui vit de divers articles, pour des revues à l'intégrité parfois douteuse. Alors qu'il recherche quelque chose de croustillant à se mettre sous la dent, voilà qu'il tombe sur un fait-divers sensationnel. Une femme dont la grossesse dure depuis plus de vingt mois! Mieux encore: le mari de celle-ci a disparu d'une chambre close dans les circonstances les plus curieuses. On raconte en outre que des nourrissons auraient disparu de l'hôpital dans lequel résidait les conjoints, et les bruits les plus sordides courent quant à leur devenir. Notre Tatsumi se met aussitôt en quête de l'identité des époux. Par un mystérieux hasard de circonstances (coup de pouce scénaristique!), il est engagé comme détective par la belle-sœur de la victime. Son meilleur ami, Akihiko Chûzenji, bouquiniste le jour, exorciste la nuit, le met en garde. Tatsumi est-il sûr de n'être qu'un simple observateur? N'est-il pas lui-même à son insu acteur du drame? L'ombre funeste de l'ubume, mi-femme, mi-rapace, ne cesse de le hanter.
Ubume: l'esprit d'une femme morte en couches par Toriyama Sekien (1712 - 1788)
Comme dans « Môryô no Hako », la frontière avec le surnaturel est brouillée. Le spectre ( 妖怪 – yôkai) et le monstre ( 怪異 – kaii) ne sont jamais loin. Ils impriment leurs traits sur les êtres humains, fragiles et manipulables. « Ubume no Natsu » est proche de l'excellent anime « Mononoke » par ses côtés tragiques et ses dénouements dramatiques. Il rappellera également la série plus légère « Bakemonogatari » dans la manière qu'il a d'associer un personnage humain à un démon qui le hante métaphoriquement. On retrouve une obsession assez japonaise pour l'horreur et le grotesque: histoires à faire froid dans le dos, humiliations physiques et morales, démence, scènes horrifiques quasi-sur-réelles... A l'instar de la série animée, les romans de Kyôgoku ne s'adressent pas au jeune public. L'un de leurs aspects jouissifs est que la clé de l'énigme ne recourt pas au surnaturel. Toutes les explications peuvent être trouvées en l'être humain. On attend donc avec impatience l'instant où Chûzenji pratiquera l'exorcisme ( 憑き物落とし – tsukimono-otoshi) qui débarrassera les suspects de tous leurs démons. Les procédés utilisés pour réfuter la thèse du spectre sont réminiscents de ceux employés dans « Umineko no Naku Koro Ni », ce qui me laisse penser que les ouvrages de Kyôgoku pourraient avoir influencé le célèbre visual novel. Je ne suis apparemment pas la seule à avoir de telles idées...
Une autre ubume désireuse de protéger son enfant, par Sûshi Sawaki en 1737
Le roman n'est pourtant pas sans faiblesses. Les lecteurs adeptes de raisonnements scientifiques seront agacés par l'utilisation récurrente de la pseudo-science pour expliquer des faits a priori surnaturels. Les conclusions tirées par Chûzenji sont censées être tout à fait rationnelles. Comme le veut la devise de l'exorciste: « Il n'y a rien d'étrange en ce monde. » C'est là que le bât blesse car certaines solutions aux énigmes font l'emploi de théories scientifiques dont la véracité n'a pas encore été complètement établie. Ce défaut se trouve amoindri par le fait que le ton nous est donné dès les premières pages du livre. Celles-ci traitent en effet de sujets qui réapparaîtront plus tard dans la résolution de certains éléments de l'enquête. Ainsi cette discussion sur la capacité du cerveau à reconstruire l'information, en la faussant parfois. Ceux qui ont eu un bon prof de philosophie au lycée se rappelleront avec amusement ces débats un peu faciles sur la fiabilité de la conscience. Les autres découvriront des théories pas inintéressantes sur le rêve et la perception de la réalité.
La couverture du manga "Môryô no Hako", que je n'ai pas lu. Je recommande la version animée!
Autre petit inconvénient: le rythme, qu'il s'agisse d'Ubume ou de Môryô no Hako, est plutôt décousu. Car les procédés narratifs de Kyôgoku, s'ils sont efficaces au final, sont des fois maladroits. Il faut parfois s'armer de patience pour éviter de se jeter sur les pages de la fin avant d'avoir suivi toutes les déductions préalables. D'aucuns penseront que les ficelles employées pour créer le charisme de Chûzenji sont quelque peu malhonnêtes. Il s'agit d'un bête procédé à la Sherlock Holmes: le lecteur est mis dans la peau d'un banal Watson. Pas difficile à partir de là de brosser la perspicacité du détective - personnage observé de loin auquel on ne peut s'identifier. Mais pour tout archétype qu'il soit, Chûzenji n'en demeure pas moins un personnage fascinant, capable de faire vivre les fantômes tout en déniant leur existence. D'autres protagonistes comme Ryôko et Enokizu arborent les traits de poupées de porcelaines mais arrivent malgré leur apparence clichée à présenter des caractères marquants. Même Sekiguchi, le narrateur, parvient à intriguer avec ses incursions dans le royaume de la folie. Un roman à conseiller très fortement donc aux amateurs de mystères et de monstres nippons! Ceux qui n'aiment guère les séances de parlotte s'abstiendront.
Pour les anglophones: n'hésitez plus, lisez-le!