Un koicha à la Fondation Chûjô
La journée a été si intense émotionnellement que je risque d'être très brève ce soir. J'évoquerai donc ici la première partie de la journée, en développant un peu ce que j'ai pu dire sur le live. Ce matin, un invité d'honneur est venu se joindre à nous en la personne de Stéphane Barbery, qui nous a fait le plaisir de nous rendre visite trois jours à Shikoku. En route pour la Fondation Culturelle Chûjô (中條文化振興財団 – Chûjô Bunka Shinkô Zaidan), où nous sommes invités à la réunion de thé mensuelle de l'association. Cet événement consiste en un partage du thé entre les habitués de l'établissement et quiconque s'intéresse à la culture du thé, y compris les curieux et les néophytes. L'expérience est probablement payante (du moins les Japonais derrière nous semblent avoir ouvert leur porte-monnaie, peut-être s'agissait-il d'un simple don?) mais vaut réellement le coup, d'autant plus que la fondation ne cherche absolument pas à générer du profit.
A la Fondation Chûjô, venez comme vous êtes. On vous accueillera toujours avec le sourire!
Car la Fondation Chûjô ne reçoit aucune subvention de la part de la préfecture. Elle a été créée avec l'héritage laissé par le grand-père de Chûjô-sensei, qui était lui aussi versé dans les arts du thé, et survit grâce à des investissements réalisés en bourse. L'idée est de promouvoir la cérémonie du thé auprès du grand public. Car la Voie du Thé est malheureusement l'apanage des élites. Nécessitant un matériel parfois épouvantablement coûteux, un pavillon ou une salle adaptés à la pratique, codifié à l'extrême, le chanoyu a auprès des Japonais une image quelque peu ringarde. Et les écoles de thé sont partagées entre le désir de transmettre leur culture et celui de conserver leurs traditions complexes. N'est pas invité à une cérémonie du thé qui veut. Il faut savoir ouvrir les portes avec élégance, marcher de manière à ne pas manquer de respect aux invités et à l'alcôve d'honneur, déplacer les objets de sorte à ne pas abîmer les tatamis, faire preuve de finesse dans la conversation, se positionner par rapport aux autres invités... Contrairement à ce que l'on peut croire, ces gestes n'ont pas été décidés de manière arbitraire, ils ont des objectifs précis.
Respecter et apprécier l'alcôve sacrée, une attitude qui ne coule pas de source
Cependant, toutes ces choses s'apprennent avec le temps (il m'a bien fallu un mois avant de maîtriser l'attitude de l'invité le plus basique!), et l'on comprendra qu'une personne n'ayant pas été initiée n'y comprenne goutte. Attachées à la protection de la pureté des gestes et des comportements, les écoles de thé se résignent souvent à faire de simples démonstrations auprès du grand public plutôt que de le laisser saccager salles et objets. La démarche de Chûjô-sensei, qui laisse des ustensiles précieux entre les mains d'élèves d'école primaire, est donc chose rare. Takamatsu n'ayant pas la force de conservation de Kyôto, Chûjô-sensei s'est bien rendu compte que sans une démocratisation de la cérémonie du thé, cette dernière était vouée à s'éteindre. Les maîtres de thé actuels sont déjà âgés, « dans dix ans, ils ne seront plus là pour nous enseigner leur savoir. Il y a des Japonais qui s'intéressent au thé, mais ils n'osent pas prendre la relève ». Il est donc nécessaire de leur donner l'envie d'essayer, et c'est exactement ce que signifiait la cérémonie que nous avons réalisée en public alors que nous sommes encore débutants.
Laisser les débutants jouer à la dinette avec une cuillère à thé de maître et une boîte laquée n'est pas une évidence pour tout le monde!
Une solution des solutions trouvées par certains maîtres de l'école Mushanokôji-senke, dont Chûjô-sensei, pour rendre accessible le chanoyu à tous est d'organiser des réunions informelles. Pas besoin de porter le kimono (que peu de Japonais savent enfiler seuls, et que de moins en moins de personnes possèdent), possibilité de converser et donc de poser des questions (le processus traditionnel se fait normalement en silence), d'adopter une attitude décontractée (la position assise est douloureuse pour les personnes qui n'y sont pas habituées)... C'est ainsi que nous avons été accueillis d'abord autour de la table tenyûjoku, où était déposé un tabako-bon, plateau qui servait à allumer sa pipe et impliquait donc une atmosphère plus relaxante.
De gauche à droite, le tabako-bon, la bouilloire, un beau mizusashi (récipient à eau pure) orné de mésanges, et le bol contenant le fouet et la cuillère à thé.
Alcôve de saison avec kakis et rouleau peint représentant une chrysanthème kangiku
Nous avons ensuite été introduits dans le sôan (草庵 – cabane pour la cérémonie du thé), une petite salle de quelques tatamis (小間 – koma) où l'ambiance était tout de suite plus intimiste. Là, on nous a servi un koicha, un thé épais. Il est peu commun de servir ce type de thé au commun des mortels, car sans compter son prix élevé, il implique une grande proximité entre les hôtes et les invités. En effet, le thé est partagé dans un même unique bol, contrairement au thé léger, et l'on emploie des accessoires plus formels. Ici nous avons pu discuter, prendre des photos, traverser la salle comme bon nous semblait pour inspecter son architecture... et demander des explications ! La pièce comportait une annexe avec un trou pratiqué dans les tatamis afin que des invités puissent s'asseoir en détendant leur jambes. Cette innovation a valu à Chûjô-sensei les réprimandes d'un maître kyôtoïte qui n'aimait pas trop voir la tradition remise en question.
Cachez ce trou qu'un traditionnaliste ne saurait voir!
Pourtant ce genre de concession peut représenter un compromis efficace pour introduire graduellement le grand public à la cérémonie du thé. Nicolas, tout passionné du thé qu'il est, n'aurait probablement pas pu goûter au thé épais aussi rapidement dans un milieu plus conservateur. Chûjô-sensei utilise la table tenyûjoku dans des galeries d'art afin d’interpeller les visiteurs. Mais rien ne dit que des curieux qui auraient prix goût au matcha grâce à cette publicité ne se souhaiteraient pas petit à petit découvrir les formes originelles et plus denses du chanoyu. La cabane de thé de la fondation est d'ailleurs modulable, car le trou pas très catholique au milieu des tatamis peut être recouvert afin de reconstituer une salle de thé classique.
Vous voyez pourquoi on l'appelle "thé épais"?
Dans la pièce centrale de la fondation, une trentaine de convives étaient réunis autour de deux tables pour discuter autour d'un thé chinois, de racines de lotus vietnamien, d'un thé vert japonais, voire même... d'un café ! Nous n'avons hélas pas pu nous joindre à eux en raison du manque de temps. Nous avons en revanche pu déjeuner avec d'autres invités. Au menu : un délicieux bentô de thon rouge et de dorade crus, coquille Saint-Jacques fondante, anguille et crevette, bouillon d'agrumes et de trèfles, et kaki grillé recouvert de miso sucré. Une explosion de saveurs !
Si vous ne venez pas pour le thé, venez au moins pour le bentô!
Hôtes et invités